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L'instinct et la dépendance

Préambule

Pulsions de mort, pulsions de vie, Freud affirme que le principe de plaisir est au service de la pulsion de mort, dès lors qu’il signifie réduction absolue des tensions! Cependant, les tensions ne seraient-elles pas nécessaires en tant que véritables pulsions de vie? L’instinct, à ce titre, pourrait se concevoir comme une force vitale innée dont la vraie fonction serait de trouver des solutions pour apaiser les tensions nées de notre confrontation avec la vie! La faim (=tension) est apaisée par la quête de nourriture. Le danger (=tension) est écarté par la mise en œuvre de processus de fuite ou de défense physique. La pulsion sexuelle (=tension) est apaisée par l’acte sexuel, etc. La première manifestation instinctive du nouveau-né est la recherche du sein (de l’objet). Winnicott parle même de ce sein créé et recréé sans cesse par l’enfant,… à partir de son besoin. Cependant, dès la naissance, nos instincts vont être canalisés et anticipés par le groupe social (famille, école, société), par la mise en place de dispositifs de réduction des tensions (prévenance, attention maternelle aux moindres besoins du nourrisson, évitement des écueils dans la vie scolaire, mise en place de solides barrières de morale!). Les tensions, dans le sens le plus large, ne sont-elles pas nécessaires à notre épanouissement ? Et la confrontation à celles que nous avons appris - ou que nous apprenons quotidiennement - à maîtriser n’est-elle pas un formidable moteur de vie? Ceci n’est cependant possible que si la résolution des tensions débouche sur un apaisement satisfaisant. Le corollaire serait que plus l’apaisement est grand, plus la confrontation à la tension est profitable ! La quête et la résolution heureuse des tensions ne joueraient-elles pas, pour l’homme, le rôle que joue l’instinct primaire chez l’animal ? En effet, l’instinct remplit un rôle protecteur majeur chez l’animal ; il constitue la force vitale innée par excellence. “L’être humain manifestement n’a aucun savoir instinctuel” et, dans ce sens, on peut affirmer qu’ “il n’y a que l’inconscient à donner corps à l’instinct” (Isabelle Samyn citant Lacan, réf perdue). Lacan dit encore : “... le savoir constitue la substance fondamentale de ce qu’il en est de l’inconscient. L’inconscient, nous imaginons que c’est quelque chose comme un instinct, mais ce n’est pas vrai. Nous manquons tout à fait à l’instinct, et la façon dont nous réagissons est liée non pas à un instinct, mais à un certain savoir véhiculé non pas tant par des mots que par ce que j’appelle des signifiants” (conférences nord-américaines). Je vais m’attacher à décrire ici quelques observations simples qui devraient nous interpeller. Avec, en toile de fond, cette dualité première « tension-apaisement » qui, à mes yeux, est nécessaire à la vie et apporte un éclairage différent sur nos comportements addictifs.

Histoires pour enfants

Au cours de la première enfance, quel parent ne s’est retrouvé maintes fois dans la situation de devoir raconter inlassablement la même histoire (conte de fées, tranche de vie ou histoire inventée par lui-même) à son enfant, en particulier dans le cérémonial du coucher? Ne peut-on voir dans ce mécanisme de répétition le désir non verbalisé de l’enfant de créer et de retrouver une tension plus ou moins forte, qu’il pourra dominer grâce à l’issue heureuse du récit? L’enfant semble s’approprier l’émotion issue du couple tension-apaisement et l’intégrer à sa personnalité! Les premières mises en route des phénomènes de tension-apaisement remontent à la quête du sein. Elles ne se distinguent alors guère de l’instinct de survie animalier. Avec l’objet transitionnel, on voit apparaître les premières manifestations instinctuelles « construites ». Comment expliquer que le nourrisson se mette directement dans des situations potentiellement tensiogènes, en se séparant « intentionnellement » de son objet transitionnel, alors que son « objet » d’amour est à ses côtés, à l’affût de ses moindres besoins? Je fais ici allusion à une expérience souvent rencontrée avec l’enfant que le parent doit consoler parce qu’il vient d’égarer son objet transitionnel (doudou, nounours, etc.). Il est évident qu’un nounours peut échapper au contrôle de l’enfant et glisser hors du petit lit! L’enfant hurlera et maman (ou papa, ou tout autre « objet » d’amour) accourra pour consoler bébé et lui restituer nounours. Cette situation est banale! Elle me semble moins banale, lorsqu’elle se répète plusieurs fois de suite, parfois jusqu’à l’épuisement du parent bienveillant! A mon avis, l’enfant expérimente des sensations d’apaisement plus intenses, lorsqu’il s’est lui-même placé dans une situation de forte tension! Sinon, il lui suffirait de crier pour que maman le prenne dans ses bras et le console (c’est la réaction de toute mère de réagir ainsi, qu’elle connaisse ou non la raison des pleurs!). L’enfant met en place précocement son espace transitionnel. Ce mécanisme est certainement capital pour la construction et la protection du moi. Il a pour fonction de rassurer l’enfant! Mais n’est-ce pas troublant que ce mécanisme de protection du moi passe par la mise en route d’un jeu de tension-apaisement? N’y a-t-il pas ici une dynamique d’élaboration de stratégies pour l’affirmation du moi qui se référera, tout au long de l’existence, à ce couple instinctuel primaire « tension-apaisement »?

Base jumping

Les adeptes du base jumping ont une drôle de conception du parachutisme, puisque leur sport consiste à ouvrir le parachute aussi tard que possible. Ce sport est un des plus dangereux qui soient! Le fait de « repousser ses limites » peut-il être considéré comme une pulsion de vie? Le rêve d’Icare n’était-il pas de voler? Comment comprendre que raccourcir le plaisir grisant de flotter dans l’air, par une chute rapide, puisse procurer des sensations plus fortes encore? Nous avons affaire ici à ce que l’on appelle l’ « adrénaline-addiction » qui se caractérise par un « effacement » rapide de toute émotion ne servant pas à la survie immédiate. Le contraste entre l’accroissement de la tension et l’apaisement qui résulte de l’ouverture du parachute importe plus que tout! Quand il dépasse la simple mise à l’épreuve initiatique, ce comportement – retrouvé dans beaucoup d’autres sports à comportement ordalique, mais de façon moins caricaturale – devient un comportement addictif. Ray Charles s’exprimait ainsi: « J’ai connu bien des périodes sombres, mais une fois sur scène, quand la musique commence, c’est comme si vous preniez une aspirine quand vous avez mal. Et la douleur disparaît. ». L’aspirine est le parachute. Le trac ou la douleur jouent le rôle d’une autre forme de tension!

Le jeu

Le jeu et la créativité font partie intégrante de l’espace transitionnel cher à Winnicott. Intéressons-nous au jeu qui permet, dans un espace protégé par des conventions, de libérer des pulsions. L’enjeu (la victoire, le gain, l’admiration, etc.) génère des tensions qui permettront, à l’issue de la partie, une résolution sous forme d’apaisement réel ou fantasmé (le perdant met en place différents mécanismes compensatoires, du genre « vous avez eu une chance de… ce soir » ou encore « on peut pas toujours gagner… », etc.). En cas d’échec de ces mécanismes d’apaisement, le joueur s’accrochera volontiers à reproduire la tension jusqu’à obtention de l’apaisement désiré. Le comportement peut alors devenir addictif. Le couple tension-apaisement est d’autant plus fascinant que l’enjeu (la récompense) est grand et la tension intense ! Les jeux d’argent en sont un exemple flagrant! Evoquons au passage le comportement du spectateur. L’observation est autant valable pour le jeu de hasard, le sport et même certaines représentations artistiques. A quoi tient le succès d’une manifestation sportive en « live », alors que la projection privée sur un support télévision (cassette, DVD) de l’événement passé perd énormément de son intérêt? Le spectateur expérimente une communion d’émotions avec d’autres personnes, comme il ne peut les ressentir autrement que dans le vécu d’un moment de tension (« j’y étais, je comprends l’autre et l’autre me comprend »). En soi, la tension est ici déjà porteuse de l’apaisement pour un grand nombre! Pour d’autres, la satisfaction du gain de son équipe sera primordiale pour toucher à l’apaisement. Pour d’autres encore, la tension sera prétexte à engendrer d’autres tensions, terrain béni pour la violence.

La violence

En principe, l’animal ne tue que par instinct, et uniquement pour se nourrir ou pour se défendre. Que dire de la violence humaine? Peut-on la rattacher à l’instinct et à la dépendance? La violence verbale peut se limiter à la colère. Les mécanismes de tension-apaisement n’échappent pas à cette manifestation! Bien souvent, cependant, elle est à l’origine du processus d’escalade qui mène à la violence physique. Dans notre société sécurisée, la violence physique peut s’exprimer de manière apparemment gratuite (telle manifestation sportive ou politique qui dégénère par l’intervention de casseurs, ou encore référence à la violence des banlieues, etc.). La mobilisation des protagonistes s’opère autour d’une idéologie du groupe pour laquelle l’individu pris isolément manifeste paradoxalement souvent un intérêt médiocre. C’est davantage le jeu des réactions – contre-réactions qui va sceller l’illusion d’unité de conviction du groupe! L’occasion de générer des tensions joue ici un rôle amplificateur. Le prétexte est libérateur! Il permet de renverser le surmoi déficient, acquittant la conscience de son poids moral! La violence physique renvoie nos actes à un mécanisme très proche de l’instinct animal! C’est probablement, de tous les phénomènes tension - apaisement, celui qui est le plus archaïque, sinon le plus régressif! Avec la violence, sauter l’étape initiale « prétexte » compromet l’équilibre du couple tension-apaisement! Le génocide rwandais de 1994 pratiqué par les hutus sur les tutsis en est un bel exemple. L’Etat, en attisant les tensions par un discours de haine et en libérant le surmoi par l’incitation « civique » aux représailles, peut être ici comparé à un pourvoyeur de drogue, à un « état-dealer »! On peut également rattacher à ce mécanisme le hooliganisme! Quelle déception pour un hooligan que de voir son équipe gagner le match, grâce à un arbitre injuste à l’encontre de l’équipe adverse, en présence de spectateurs adverses parfaitement résignés!

Le sexe

Avant d’aborder l’acte sexuel, mentionnons le coup de foudre amoureux et son cortège presque infini de scénarios « tension-apaisement ». Chaque partenaire rivalise d’imagination pour créer et recréer, à longueur de journées, des situations tensionnelles dont l’autre partenaire occupe le centre et qu’il est le seul à pouvoir apaiser (préoccupations sur l’état physique et sentimental de l’autre, besoin fusionnel de suivre chaque mouvement de son quotidien, etc.). ! Le chagrin d’amour montre d’ailleurs beaucoup de similitudes avec les symptômes de sevrage du toxicomane (douleurs somatiques, inaccessibilité à un discours rationnel, recherche de l’être ou du produit qui fait défaut)! Et le véritable désir de « guérison » fait souvent défaut! L’acte sexuel est un exemple typique de tension (montée du plaisir) et résolution de la tension (orgasme). L’animal fonctionne au pur instinct (besoin physiologique) et ne copule, en principe, que pour la reproduction de l’espèce, dans un mécanisme réglé par sa nature. Il n’en va pas de même pour l’homme qui fantasme et réalise l’acte avec un libre-arbitre parfois même débridé. La quête du plaisir qui devance le besoin physiologique peut être vue ici comme une recherche de tension pure, non pas imposée par l’Instinct, mais par ce substitut d’instinct qu’est notre besoin vital de confrontation au couple tension-apaisement. Ce besoin sera d’autant plus satisfait que la tension aura été forte, d’où la mise en place de rituels les plus divers allant de la simple et saine séduction à la pratique de scénarios pervers. Le plaisir est souvent plus décevant que son attente! Les excitations sensorielles par la musique et la lumière, le recours à des substances euphorisantes, les moyens pornographiques, etc. contribuent à en amplifier le mécanisme!

Anorexie-boulimie

Dans cette problématique, la privation « forcenée » de nourriture (accompagnée ou non d’un comportement classique d’hyperactivité et de prise de médicaments laxatifs et/ou diurétiques) est poussée à la limite d’un état de tension-excitation qui précède– et justifie, en quelque sorte – la phase boulimique, vécue comme un intense moment d’apaisement libérateur. Cette dynamique est classique et déclenche, à son tour, un sentiment de culpabilité qui replace le sujet « automatiquement » dans une nouvelle quête de privation de nourriture. Quelles étranges similitudes avec les comportements addictifs! La clinique regorge d’exemples de tout genre dans lesquels le couple tension-apaisement se montre à la fois source de la souffrance et moteur de vie! Que dire de ces maux de tête qui poussent à une consommation croissante d’antalgiques? Supprimer le remède (apaisement) pourrait-il supprimer le mal (tension)? On peut parfois se le demander quand on voit disparaître certaines migraines, pourtant tenaces jusque là, au moment du retrait définitif du marché des préparations associant barbituriques et ergot de seigle, en 2007? Le couple tension-apaisement ne parvenant plus à fonctionner, il doit alors être remplacé par d’autres mécanismes protecteurs du moi, par d’autres scénarios, parfois pires, mais aussi parfois meilleurs pour la santé! Un autre exemple banal tiré de la pratique quotidienne du médecin est celui du patient à caractère obsessionnel qui souvent harcèle le praticien, en général avec de simples appels téléphoniques, ressassant les mêmes angoisses déjà mille fois évoquées. Ces appels peuvent laisser désemparé le soignant qui, par mille périphrases, ne peut que répéter les mêmes conseils! Comment ne pas retrouver ici ce même schéma de tensions (l’angoisse – tension jouant le rôle de prétexte) et apaisements (la présence rassurante du soignant)?

La procrastination

Le couple tension – apaisement doit être considéré comme le moteur de vie le plus important. Nous en avons la preuve tous les jours dans la façon dont nous nous comportons. Pour illustrer ce propos, je prends comme exemple le fait de mettre de l’ordre en peu de temps dans un fouillis qui encombre une pièce, lorsque des invités sont annoncés, alors que nous avions tout loisir de le faire depuis des semaines. La motivation est réveillée par l’échéance d’un événement et la satisfaction est récompensée dans cette attente. Seule une structure préprogrammée avec un surmoi tout puissant ne se laissera pas surprendre. Le surmoi joue ici le rôle de la tension! "La procrastination, c'est une défense immunitaire face à une société extrêmement rude, un moyen positif de se défendre des assauts du monde contemporain" affirme David d’Equainville. La mise en place de « checks listes » peut rendre l’accomplissement d’une tâche plus satisfaisant, jouant en soi le rôle du surmoi tensionnel en permettant des gratifications pour motiver l’action !

Achats compulsifs

Des études ont montré que la dopamine est libérée en excès au niveau du centre cérébral de la récompense dans les achats compulsifs (comme dans les différents comportements addictifs tels le sexe ou le jeu pathologique…). Pourquoi existe-t-il de telles différences entre un sujet compulsif et une personne à comportement « normal », sinon la capacité chez la première de trouver dans les tentations particulièrement fortes de l’offre commerciale un terrain de mise sous tension particulièrement propice pour canaliser son besoin de tension-apaisement?

Conclusion

Le couple tension - apaisement me semble jouer le rôle de contre-feu allumé pour protéger l’individu contre une ou plusieurs tension(s) insupportable(s). La première des tensions, commune à toute l’espèce humaine, découle – me semble-t-il - de l’éloignement de l’instinct animal. Grâce à ses facultés cognitives, l’homme est affranchi de la nécessité d’être son devenir ! En contrepartie, il subit la nécessité de faire son devenir, ce qui le place dans la perpétuelle situation de choisir. Opérer un choix implique invariablement toujours la même question de se situer par rapport à des références. Suis-je bien ou juste avec moi-même, avec la société, avec mon objet d’amour? Je qualifierais d’instinctuels les rituels consistant à se placer dans des situations de tension - apaisement. Ils permettent de récupérer le côté instinct animal protecteur perdu. Malheureusement, ce processus conduit souvent à un dérapage vers des couples tension - apaisement néfastes pour la santé physique et mentale et pour l’équilibre social ! A la tension existentielle viennent s’ajouter de multiples tensions secondaires (séparation, abandon, investissement affectif démesuré, etc.). J’ai envie de postuler que, chaque fois que des tensions surgissent et qu’elles ne peuvent déboucher sur une solution apaisante, l’homme se retrouve dans le dilemme suivant: soit déprimer (=régresser), soit transposer ses tensions sur un couple tension - apaisement satisfaisant pour le maintien de son équilibre vital (= « transgresser », certes, mais « rester debout »). Je n’ai pas abordé directement le problème de la toxicomanie, mais il découle tout naturellement d’un échec du sujet à mettre en place des mécanismes de protection non toxiques. La dérive vers la toxicomanie s’opère soit par le hasard de la découverte de la puissance du couple tension - apaisement au niveau des substances à hauts risques (Cocteau se mettait cycliquement volontairement en cure de désintoxication à la cocaïne, lorsqu’il voulait retrouver les puissantes sensations éprouvées initialement et qui faiblissaient au fil de ses excès), soit par la recherche délibérée de sensations toujours plus fortes (escalade). Cette approche des comportements addictifs centrée sur le couple tension - apaisement me conduit à insister sur le rôle joué par la « tension ». Ce rôle me semble être trop souvent occulté par les professionnels qui concentrent leurs efforts en priorité sur l’aspect « apaisement »! En définitive, je pense que, lorsque l’on ne peut résoudre la souffrance primaire du patient (tension existentielle primaire ou secondaire), il est nécessaire de « travailler » le couple tension - apaisement dans son entier. Proposer une substitution uniquement du facteur « apaisement » (remplacer l’héroïne par la méthadone, par exemple) sans toucher à la substitution du facteur « tension » (importance de la quête du produit, du temps plus ou moins long du sevrage volontaire ou imposé, etc.) ne peut que conduire à l’échec thérapeutique.

Lignières, de juin 2008 à mars 2017